Hommage à Fitoussi par Jean Arrous

Jean Arrous, le 22 avril 2022

“Jean-Paul, une parenthèse est refermée….

Jean-Paul, je savais depuis quelques jours que tu nous avais quitté, mais j’ai eu un véritable choc en voyant écrit : Hommage à Jean-Paul Fitoussi (1942–2022). L’évidence de ta disparition était maintenant sous mes yeux, la parenthèse est effectivement refermée, il n’y aura plus rien à modifier dans le contenu de ces parenthèses, ces deux dates sont là, elles inscrivent définitivement ta disparition.

Bien avant l’annonce de ton décès, Jean-Paul, je préparais une intervention pour les 50 ans du BETA dont tu fus le fondateur. Cette intervention porte sur Nicholas Georgescu-Roegen, invité par toi au BETA pendant l’année 1976-1977. Je dédiais cette intervention à la mémoire de Nicholas Georgescu-Roegen et, en préambule, je déclarais :

« J’aimerais ici remercier Jean-Paul Fitoussi pour la qualité de sa direction de ma Thèse : il m’a évité à plusieurs reprises de poursuivre ma recherche dans des chemins qui étaient des impasses ». Cet hommage, maintenant, est également écrit à ta mémoire…

Quelles impasses dans la direction de ma Thèse ? J’en vois au moins deux. Lors d’un bref entretien remontant aux débuts de mes recherches, où je commençais à m’intéresser à la question de l’information dont dispose l’agent économique, je t’ai un jour proposé de creuser la question «Information et Pouvoir». Ta réaction a été immédiate : « Tu vas te casser la g…. ! ». Concernant la seconde impasse, je suis plutôt en fin de Thèse, et je réfléchis au plan que je vais adopter. Je viens t’exposer brièvement l’alternative dans laquelle je suis : « Avec six chapitres, je n’arrive pas à bâtir un plan, avec cinq, j’y arrive ! ». Ta réponse a été tout aussi immédiate (en fait, je n’avais même pas à la poser !) : « Va sur cinq ! ».

À cette question de la direction de Thèse, j’ajoute cet autre souvenir. Un soir, je vais chez toi rue Beethoven, et tu lis devant moi le long manuscrit du dernier chapitre de ma Thèse. Tu en termines la lecture en me disant : « C’est la défense et illustration de l’économie capitaliste ! ». Il est vrai que je m’étais largement inspiré de Israël Kirzner, un « autrichien » formé par von Mises. Plutôt de gauche, ma recherche tournait du côté de la microéconomie, alors exposée en termes d’information parfaite et de certitude. Kirzner proposait d’analyser le marché comme un processus, et je préférais ce type d’analyse à la concurrence parfaite et à la microéconomie façon Henderson et Quandt. Depuis, de l’eau a passablement coulé sous les ponts, le processus est toujours là, et sont développés l’information imparfaite et les marchés imparfaits, façon Stiglitz. Mais le texte que tu as lu ce soir-là faisait place au rôle de l’entrepreneur, un agent totalement passé sous silence dans la microéconomie de l’époque.

Nous devions être en juin. Lassé par toute ces années de recherche, j’ai alors fortement insisté auprès de toi pour soutenir cette Thèse à la rentrée. Tu m’as immédiatement répondu qu’il n’en était pas question, et que je devais passer l’été à travailler à nouveau sur mon texte. C’est ce que j’ai fait. Le résultat ? Un texte réduit de 150 pages, pour un contenu, une « thèse », identique à celle soutenue dans la version dont je disposais avant l’été. Une réduction qui valait amélioration…

C’était le résultat d’un pacte entre nous : « Je ne te laisserai soutenir qu’un texte de qualité ». En juin, elle n’y était pas, en septembre, c’était différent, et je pus soutenir ma Thèse début janvier 1978.

Je ne peux quitter cette question de nos échanges sans évoquer ce qui s’est passé un jour dans ton bureau. En réponse à la formulation de mes doutes, ce jour-là, tu m’as dit : « Tôt ou tard, tu seras professeur ! ». Tu es la seule personne à m’avoir dit cela : comment l’oublier ?

Je prépare actuellement un ouvrage, qui n’est pas terminé, mais j’en ai déjà rédigé la dédicace : « À Jean-Paul Fitoussi qui a su me dire qu’il ne doutait pas de moi, ce qui n’était pas mon cas ». Je suis heureux d’avoir pu te transmettre le contenu de cette dédicace dans un récent échange de courriels entre nous.

Toi-même, tu étais profondément inquiet, dans le doute. J’en apporte ici un double témoignage. Alors que tu es devant le jury du concours d’agrégation en train de prononcer l’une de tes leçons, tu constates que l’un des membres du jury écrit, ne cesse d’écrire. Tu te dis : « Ce que je dis doit être extrêmement contestable… ». Deux ou trois jours après, tu constates que le contenu de ta leçon fait l’objet d’un article du Figaro, sous la plume du membre du jury en question…

Je suis souvent venu te voir au 69 quai d’Orsay, dans ton bureau de président de l’OFCE. Il est arrivé plusieurs fois que, la veille, tu avais fait paraître dans Le Monde un article. À chaque fois, tu me demandais ce que j’en pensais. Sans me forcer le moins du monde, je te répondais que j’étais tout à fait d’accord avec ce que tu avais écrit, mais je voyais bien dans ton regard, dans la formulation de ta question, qu’il planait l’ombre d’un doute qui suscitait cette question de ta part.

Le BETA, il est bon de rappeler la signification de cet acronyme : « Bureau d’Economie Théorique et Appliquée ». Tu as toujours cherché à allier les deux, le théorique et l’appliqué. Ta Thèse, Inflation, Equilibre et Chômage, portait certes sur des questions de nature théorique, mais elle était comme portée par l’évolution économique, marquée par la fin des Trente Glorieuses. Décennie après décennie, tu n’as cessé ensuite d’approfondir l’analyse du chômage en fonction des évolutions de l’activité économique, de ses différentes crises.

Mon plus grand objet d’admiration à ton égard porte sur la création de l’OFCE, l’Observatoire Français des Conjonctures Economiques, organisme indépendant de recherche, de prévision et d’évaluation des politiques publiques. Tu as participé à sa création, en février 1981. Jean-Marcel Jeanneney, plusieurs fois ministre du général De Gaulle, en fut le premier président de 1981 à 1989, et tu lui succédas de 1990 à 2010. Quelle fierté pour toi, la création de cet organisme, effectivement indépendant et dont la réputation ne cesse de grandir, notamment avec la publication de la revue de l’OFCE, Observations et Diagnostics Economiques. Tu me disais qu’aucune ligne, aucun texte de l’OFCE ne sortait sans ta propre lecture. On n’entendra plus ta voix, à la radio, à la télévision, pour formuler tes observations et tes diagnostics. Mais on entend maintenant celles de plus jeunes, qui t’ont succédé à l’OFCE. Ils perpétuent cette indépendance et cette qualité.

Il serait trop long d’évoquer l’ensemble de tes ouvrages, et je ne citerai que deux d’entre eux. Le premier, The Slump in Europe : Reconstructing Open Economy Theory, portait sur le chômage en Europe. Tu l’as écrit en 1988 en collaboration avec Edmund Phelps, futur prix Nobel en 2006. Le second, Richesse des nations et bien-être des individus, tu l’as écrit en collaboration avec deux autres prix Nobel, Joseph Stiglitz et Amartya Sen. Dans cet ouvrage, il s’agissait, ni plus ni moins, que de pallier les insuffisances du PIB comme mesure des performances économiques et du progrès social.

Par toutes tes qualités, aussi bien humaines que scientifiques, tu étais largement au-dessus de la mêlée, mais j’ai toujours senti que tu cherchais à hisser les autres en même temps que tu suivais ton propre parcours. Par deux fois, tu m’as ainsi proposé de travailler à tes côtés. Par deux fois, ma situation du moment m’a conduit – après beaucoup d’hésitations – à décliner ton invitation. Pour toujours, ces deux refus resteront pour moi comme autant de regrets.

Le 31 mars dernier, je t’écrivais que j’aurai le grand plaisir de te revoir les 19 et 20 mai à l’occasion des 50 ans du BETA. La vie, le destin, en ont décidé autrement.

Adieu à toi, Jean-Paul.”