Titre : La demande de grosses coupures et l’économie souterraine.
Auteur(s) : Gilbert Koenig
Résumé : Dans les analyses théoriques de la demande de monnaie, on considère généralement que les composantes de la monnaie fiduciaire sont des substituts parfaits qui sont détenus indifféremment par les agents pour satisfaire différents motifs. La vérification empirique de cette hypothèses soulève d’importantes difficultés. En effet, on dispose de peu d’informations directes portant sur les détenteurs des billets qui constituent la partie essentielle de la monnaie fiduciaire. C’est ainsi que les études empiriques américaines effectuées dans les années 80 révèlent qu’environ 80% de la monnaie fiduciaire des Etats-Unis ne peut pas être expliquée directement (R.B. Avery et alii, 1986, 1987). Des enquêtes plus récentes auprès des ménages et des entreprises ne permettent de localiser que 5% de la monnaie fiduciaire américaine (K. Rogoff, 2002). La Banque centrale européenne semble avoir eu des difficultés analogues à cerner avec précision les comportements des demandeurs de billets. En effet, elle a prévu à la fin de 2001 de faire produire 15 milliards de billets, soit environ 10 milliards pour remplacer les billets nationaux et 5 milliards pour constituer des stocks logistiques. Un montant additionnel d’environ 1,5 milliards de billets a été produit pour former un stock de réserve centralisée destiné à faire face à des demandes imprévues de coupures (BCE, 2002, p.130). Faute d’informations directes sur les détenteurs de monnaie fiduciaire, des travaux empiriques ont tenté d’estimer la demande de billets dans les pays de l’OCDE en effectuant divers recoupements (K. Rogoff, 1998). Ils révèlent que cette demande n’émane pas seulement des résidents des pays qui émettent les billets pour financer les transactions courantes. C’est ainsi qu’une partie importante des billets libellés en dollars, en francs suisses et en marks qui ne sont pas utilisés par les résidents des pays d’émission le sont par des étrangers (C.M. Sprenkle, 1993 ; J. Haughton, 1995, K. Rogoff, 1998 ; B.M. Doyle, 2000 ; Deutsche Bundesbank, 2002). Pour les autres monnaies, les billets qui ne sont pas détenus par les résidents dans l’économie officielle du pays d’émission le sont surtout par les agents impliqués dans les activités de l’économie souterraine. Ces activités dont les valeurs ne sont pas saisies par la comptabilité nationale peuvent générer des revenus monétaires légitimes, mais dissimulés à l’administration fiscale ou elles peuvent produire illégalement des biens et des services dont les valeurs ne sont pas connues du fisc. Elles se distinguent des autres activités de l’économie informelle qui, tout en n’étant pas enregistrées, ne comportent aucune irrégularité, comme les opérations légales d’autoconsommation et de troc ou le travail domestique (F. Schneider, D.H. Enste, 2000). Des travaux empiriques initiés par P. Cagan (1958) et développés par V. Tanzi (1983) tentent d’évaluer la dimension de l’économie souterraine d’un pays sur la base d’une approche en terme de demande de monnaie. Selon ces estimations répertoriées par F. Schneider (1998, 2000), la part des activités souterraines non criminelles dans les PIB des pays de l’OCDE qui était inférieure à 5% en 1960 représente en moyenne 17% en 1997 avec des valeurs supérieures à 20% pour certains pays méditerranéens. Dans ces estimations, on considère que les agents participant à l’économie souterraine utilisent exclusivement ou principalement des billets pour faire face à leurs besoins. Parmi ces billets, les grosses coupures occupent une place importante. En effet, selon les évaluations de W.C. Boesschoten et M.M.G. Fase (1989, 1992), de S. Sumer (1990, 1994), et de L. Van Hove et J. Vuchelen (1996), l’économie souterraine absorbe l’essentiel des grosses coupures émises par les pays dont la monnaie fiduciaire n’est pas beaucoup diffusée à l’étranger. Les billets sont généralement considérés comme des grosses coupures si leurs valeurs faciales se placent dans les deux ou trois tranches supérieures de la gamme des coupures émises dans les pays étudiés. Ces billets ne sont pas seulement demandés en tant qu’instrument de paiement, mais aussi comme des moyens de détenir de la richesse. Dans l’économie souterraine, les billets de valeurs faciales élevées sont demandés pour financer les transactions de montants importants, ce qui assure l’anonymat des opérations et évite l’encombrement pouvant résulter de l’utilisation de petites coupures. Ces dernières ne sont demandées que pour faire face à des transactions de faibles montants, comme dans l’économie officielle. La demande de grosses coupures en tant que réserve de valeur qui émane de l’économie souterraine se fonde essentiellement sur un désir d’échapper à l’imposition du revenu ou du patrimoine et, éventuellement, à des poursuites judiciaires à cause de l’origine illégale des revenus. Elle diffère de celle qui est exprimée par les agents de l’économie officielle. En effet, cette dernière qui est généralement de faible importance est formulée sur la base de motifs légitimes, comme la défiance envers la gestion bancaire ou la volonté de soustraire le montant d’une épargne à l’indiscrétion des banques ou des proches (W.C Boeschoten, M.G. Fase, 1992, p.332). La prise en compte de l’existence et de la spécificité d’une demande de grosses coupures émanant de l’économie souterraine permet d’expliquer, au moins partiellement, le maintien d’un volume important de billets dans les pays de l’OCDE malgré le développement de moyens de paiement nouveaux, comme la monnaie électronique. Elle peut également être intégrée dans l’analyse des causes de la baisse sensible de la vitesse de circulation de la monnaie au sens étroit qui a été observée ces dernières années dans les pays européens et qui ne peut pas être attribuée uniquement à la réduction du taux d’intérêt de court terme (L. Stracca, 2001). Les billets en circulation représentent généralement dans les pays développés 20 à 30% de l’agrégat monétaire M1 et ils forment plus de 50% de la base monétaire. C’est ainsi qu’en janvier 2001, près de 20% de l’agrégat européen M1 et environ 30% de l’agrégat américain sont composés de billets respectivement émis dans la zone euro et aux Etats-Unis. Les grosses coupures constituent généralement plus de 40% de la valeur des billets mis en circulation dans la plupart des pays industrialisés. C’est ainsi que les coupures de 100, 200 et 500 euros représentent 57% de la valeur des billets en circulation dans la zone euro au début de 2002 (BCE, 2002, p.127). Une variation importante du volume des grosses coupures peut donc influencer sensiblement les agrégats monétaires qui constituent les objectifs ou les indicateurs de la politique monétaire. De plus, elle peut modifier notablement les revenus de seigneuriage de la Banque centrale. Malgré la spécificité et l’importance de la demande de grosses coupures, les décisions individuelles portant sur l’usage de ces billets ont suscité peu de travaux théoriques. Elles ont été analysées notamment par W.C. Boesschoten et M.M.G. Fase (1992) qui, sans proposer un modèle complet, définissent un cadre analytique pour expliquer l’arbitrage pouvant conduire à une encaisse de grosses coupures destinées à être thésaurisées et à échapper à une imposition. Dans une autre perspective, K. Rogoff (1998) envisage les comportements individuels d’optimisation conduisant à des demandes de grosses coupures fondées sur un motif de transaction. Le présent travail se place dans le prolongement de ces recherches théoriques. Il propose un cadre analytique qui permet non seulement d’expliquer la demande de billets ayant des valeurs faciales élevées, mais aussi de fournir une approche théorique de l’économie souterraine dont les agents sont les principaux demandeurs de grosses coupures. Il permet ainsi d’expliquer théoriquement certains résultats obtenus par les nombreuses recherches empiriques portant sur l’économie souterraine et de formaliser certains des nombreux arguments et intuitions exprimés en termes littéraires dans ce domaine. Il s’efforce également de spécifier la nature et l’efficacité des instruments dont peuvent disposer les gouvernements pour influencer l’économie souterraine et la demande de monnaie qu’elle engendre. Malgré son caractère très stylisé, le modèle utilisé permet d’intégrer les principaux facteurs qui, selon les travaux empiriques, déterminent le développement de l’économie souterraine et de la demande de billets qu’elle suscite (2). Dans ce cadre, on définit l’arbitrage qui aboutit à la détermination de la demande de grosses coupures et à la volonté qu’elle traduit de s’engager dans l’économie souterraine (3) et on spécifie la politique qui peut être envisagée pour influencer cette demande (4).
Mots-clés : NA
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